Une démarche d’hospitalité active
pour la vie sauvage
Aujourd’hui, au regard de la crise écologique systémique, les initiatives se multiplient pour faire de la place à la biodiversité sauvage dans les exploitations agricoles. La plupart du temps, elles consistent à concéder une évolution ponctuelle de pratiques en échange de nouvelle formes de subventions, ou à mettre en place des aménagements marginaux, choisis parmi un menu proposé par des experts extérieurs à la paysannerie. Par ailleurs c’est la biodiversité que l’on considère comme des auxiliaires de l’activité agricole qui est essentiellement visée. L’objectif de ces initiatives est avant tout de faire revenir de la diversité spécifique (plusieurs espèces de mésanges par exemple), en centrant la formulation du problème sur la métrique « nombre d’espèces » et sur leur lien direct avec des « services écosystémiques ». Cette approche-là est défendable à certains égards, mais elle a des points aveugles que nous entendons dépasser.
Une hospitalité pour des dynamiques : l’enjeu de la surdensité
Réensauvager la ferme propose une autre approche à l’égard de l’hospitalité envers la biodiversité sauvage. De notre point de vue, le grand enjeu, ce n’est pas de faire venir un nombre d’espèces quantifiable, c’est de faire revenir des dynamiques écologiques : l’important n’est donc pas seulement de favoriser une diversité spécifique, mais de créer de la surdensité. Si trois mésanges bleues reviennent nicher sur les quatorze hectares de ferme, il y a bien une espèce à comptabiliser en plus, mais l’écologie propre à la mésange bleue, elle, n’est pas revenue. L’écologie de la mésange, les dynamiques qu’elle est capable d’activer dans un milieu, n’émerge que lorsque celle-ci est en abondance suffisante pour activer ses dynamiques de prédation, ses dynamiques mutualistes, les myriades d’interactions écologiques qu’on ne connaît pas encore – et qui sont vivantes quand elle est là. La solution dans cette perspective, c’est la surdensité. C’est pourquoi on trouve aujourd’hui, par exemple, plus d’une centaine de nichoirs sur la ferme du Grand Laval.
L’enjeu ce n’est pas seulement de faire de l’hospitalité pour des individus animaux, mais de faire de l’hospitalité pour des dynamiques du vivant.
Les aménagements tels que des nichoirs, des mares, sont à penser comme une architecture pour des dynamiques, des processus, des forces. Il s’agit d’accueillir la capacité écologique et évolutionnaire d’une population à activer des forces. C’est-à-dire des relations avec les autres espèces.
L’hospitalité active sur la Ferme du Grand Laval est une hospitalité pour des relations multi-espèces, plus que pour des individus.
Repenser le recours aux auxiliaires
Réensauvager la ferme part du constat vécu qu’on ne peut pas raisonner selon la logique répandue, suivant laquelle un problème de ravageur sur la ferme se résout par le fait de faire venir un auxiliaire sauvage, comme la mésange pour lutter contre le carpocapse qui attaque les pommiers : ce n’est pas une solution suffisante à différents égards. Face à la question des relations conflictuelles avec la vie sauvage sur la ferme, Réensauvager la ferme tente d’imaginer des solutions systémiques qui travaillent à la vitalité de la ferme en général. Plutôt que d’aller chercher à chaque fois l’auxiliaire x susceptible de contrer le ravageur y, la question que nous posons : comment on peut penser un écosystème agricole qui fonctionne le mieux possible ? Mettons que je sois un carpocapse, je suis en surdensité parce que le fruit que je parasite est très présent sur une ferme. Dans mon écologie, je suis mangé par x, parasité par y, et les populations de x et y sont elles mêmes contraintes par l’abondance de w et z. Est-ce que l’écosystème peut contraindre suffisamment les membres de mon espèce pour faire que nous soyons toujours un peu présents mais pas suffisamment pour fragiliser le travail du paysan ? Est ce qu’on ne peut pas, par la richesse vivante de «l’écosystème ferme», descendre à des taux de présence du ravageur plus acceptables que dans les systèmes agricoles classiques, qui simplifient l’écosystème en pensant les contrôler mieux ? C’est le raisonnement.
Le pari est ensuite qu’en cherchant à créer un maximum d’habitats en nombre et en diversité, favorisant ainsi le retour d’une multitude d’organismes en leur laissant de l’espace pour accomplir tout ou partie de leur cycle de vie, cela réactivera quelque chose de structurel au niveau des dynamiques écologiques de la ferme.
Réensauvager la ferme vise ainsi à intégrer les grandes règles de l’écologie dans le fonctionnement même de l’exploitation agricole : il s’agit de favoriser la multiplicité des interactions de prédation, de coopération, de parasitisme, de symbiose, de compétition, de transformation, dont la richesse repose sur la diversité fonctionnelle et l’abondance des différents organismes, des invisibles aux plus spectaculaires (c’est ce qu’on appelle écomimétisme ou biomimétisme écosystémique). Dans ce cadre, un but premier des aménagements est de recréer de la connectivité avec les espaces semi naturels, d’augmenter les ressources trophiques, et d’accueillir et sédentariser les espèces prédatrices fragilisées par la destruction de leurs habitats.
La polyculture-élevage comme modèle
Dans cette perspective, Réensauvager la ferme défend la polyculture-élevage comme pratique d’hospitalité active pour la vie sauvage (en plus des aménagements crées spécifiquement pour elle). En effet, la polyculture élevage paysanne en agroécologie crée nécessairement une myriade d’habitats pour la vie sauvage, du fait de ses effets d’hétérogénéisation des milieux agricoles. C’est ce qu’on appelle de l’hospitalité spontanée, qui est une sorte d’hospitalité collatérale : ce sont des décisions paysannes prises vraiment pour le système agricole qui ont pour effet collatéral direct, mais désirable, intentionnel, de créer de l’hospitalité spontanée pour la vie sauvage.
Ce faisant, et c’est important, on se retrouve dans un modèle dans lequel on est complètement sortis du dualisme qui oppose sauvage et domestique, activité agricole et conservation de la « nature », on s’en libère au niveau des pratiques. Parce que la question n’est plus : « est-ce que je mets de l’énergie, du temps et de l’argent pour du sauvage, de la biodiversité, ou est-ce que je mets de l’argent dans l’agricole, l’exploitation, la production ? » Comme si c’était nécessairement contradictoire, et à vase communiquant.
La solution consiste à rechercher des décisions paysannes, c’est-à-dire qui ont un sens paysan dans le système productif, mais qui, par effet rebond, spontanément, génèrent de l’hospitalité pour la vie sauvage.
Les initiatives d’hospitalité active pour la vie sauvage ne doivent donc pas être pensées comme sacrifice de l’agricole ou des intérêts humains pour le sauvage, mais comme bon sens paysan, allié au bon sens écologique. L’enjeu est de chercher des dispositifs qui dans le même mouvement améliorent le travail paysan (au sens large de donner du sens), et qui bénéficient à la vie sauvage, et d’y mêler des inventions plus désintéressées, insérées dans la logique de la ferme, et plus spécifiquement dédiées au vivant non cultivé.
Par exemple, si l’on replante des haies pour que les mésanges n’aient plus besoin de nichoirs à terme, il s’agit de sélectionner des arbres qui ont un sens sur une ferme, en se nourrissant ça et là des apports des sciences écologiques : des arbres qui font de l’ombre pour les bêtes, comme un mûrier, des arbustes coupe-vent pour protéger les cultures, un arbre nourricier comme le noyer, ou encore un arbre qui a un sens patrimonial du point de vue de l’histoire paysanne, associés à d’autres espèces attractives pour les insectes floricoles, pouvant servir de refuges aux reptiles et de paradis aux oiseaux migrateurs de retour, et d’autres espèces encore dont on ne connaît pas nécessairement les bénéfices, mais dont la seule présence apporte nécessairement un enrichissement au sein du tissu de la ferme, et participe à sa résilience. C’est une conception originale de la polyculture-élevage agroécologique qui s’invente ici.