Notre philosophie et notre vision

Le postulat sous-jacent aux initiatives de Réensauvager la ferme consiste à déconstruire l’idée d’une opposition dualiste irréconciliable entre domestique et sauvage, exploitation agricole et biodiversité, dans laquelle l’agriculture moderne s’est engagée.

Le modèle agricole dominant actuel est en effet fondé sur l’idée que la nature sauvage est essentiellement rétive et inhospitalière pour la production : dans son mythe fondateur, il faut raser la forêt pour créer le champ, repousser le sauvage et le tenir à distance. Ce dernier n’est plus pensé que sous la forme du « nuisible » envers l’activité agricole. Simultanément, il faut recréer un espace aménagé (l’exploitation), pensé comme artificiel, contrôlé, qui, lui, va être hospitalier pour la production agricole. Le « sauvage » alors devient la forêt qui est en bordure des champs, ou la bande enherbée enfrichée, tous ces endroits qui sont considérés comme des « pouponnières à nuisibles », qui seraient, si on ne les contrôle pas, toujours susceptibles de venir submerger et détruire la production. C’est un imaginaire dualiste qui survalorise le contrôle et stigmatise l’incontrôlé. C’est la conception inconsciente mais hégémonique du sauvage dans l’agriculture moderne.

Réensauvager la ferme part du postulat inverse : toutes les dynamiques qui font fonctionner la ferme sont sauvages.

La moindre variété cultivée a évolué pendant des millions d’années avant d’être sélectionnée artificiellement pour augmenter la taille, le rendement ou la comestibilité d’une espèce, dont l’origine et les qualités sont infiniment plus anciennes, et indépendantes de notre action. L’agriculteur n’a pas inventé les variétés végétales, ce sont des inventions sauvages, modulées superficiellement et tardivement à l’échelle du temps du vivant, dans notre intérêt.

Mais il faut aller plus loin. Soit une tomate, un épi de blé. Dans la pensée du modèle agricole dominant, on concentre l’attention seulement sur l’espèce domestique, considérée comme produite par l’activité agricole, mais ce qui est occulté, c’est qu’elle ne peut pousser en abondance que par sa symbiose avec des dizaines d’espèces sauvages : les vers de terre qui aménagent le sol, les pollinisateurs qui assurent la fécondation de nombreuses plantes à fleurs, les champignons qui capturent les nutriments, les communautés bactériennes qui fixent l’azote et le rendent disponible pour la plante… La philosophie de l’agriculture moderne qui oppose sauvage et domestique est un aveuglement au fait que toute espèce « domestiquée » est prise dans une symbiose sauvage nécessaire qui la fait vivre. Croissance, germination, fabrication d’humus, ce sont des dynamiques sauvages, et elles sont interdépendantes de la présence de myriades d’espèces non domestiquées.

Pour pouvoir pousser, il faut donc à la moindre variété «domestique» toute la faune des sols qui est sauvage, toute la pollinisation qui est sauvage, toutes les symbioses avec les champignons qui sont sauvages. En conséquence, les dynamiques qui nourrissent la ferme, qui la font fonctionner, sont sauvages.

Ainsi, le sauvage n’est pas ce qu’il faut repousser à l’extérieur de l’exploitation et qui est nuisible à l’égard de la ferme : c’est le bouquet de dynamiques et de forces qui abrite la ferme, et la rend fonctionnelle et vivante. Conséquemment, parler d’hospitalité active pour la vie sauvage dans une exploitation agricole, ce n’est pas un rêve romantique où il s’agit de soigner les renards blessés. La vie sauvage dans ce contexte, ce n’est pas d’abord des créatures charismatiques dignes avant tout de compassion, ce n’est pas non plus quelque chose de marginal, d’extérieur, et d’importance secondaire : ce sont les grandes forces fondatrices qui font tenir le monde, et donc la ferme.

C’est le tissu pulsatile du vivant, qui nous dépasse et nous englobe. C’est la grande vie d’un milieu qui rend le monde habitable pour tous les vivants – et pour nous en passant.

Prendre soin de sa terre agricole, de son champ, c’est ainsi prendre soin de toutes les symbioses sauvages qui permettent à la ferme de récolter de manière durable et régénérative le produit de ces dynamiques mutualistes. C’est pourquoi nous, l’association Réensauvager la ferme, formulons le problème en termes d’hospitalité active : une fois qu’on a compris que la ferme était abritée par un vortex de forces sauvages, qui la fait vivre, la question devient : comment prendre soin de cette fontaine complexe de dynamiques qu’on n’a pas créées, mais qui nous font vivre ? Or cela, on l’a appris de l’écologie scientifique : il s’agit de favoriser hétérogénéité, diversité spécifique, abondance intraspécifique, diversité fonctionnelle, et complexité structurelle de l’écosystème. Surtout parce que, plus personne ne l’ignore, les systèmes agricoles sont déjà et vont de plus en plus être fragilisés et mis à mal par les bouleversements écologiques locaux induits par le changement climatique et l’érosion de la diversité du vivant. Donc la résilience et la robustesse de l’écosystème qui abrite et irrigue de vie la ferme vont devenir une question centrale. C’est pourquoi il est nécessaire de raviver ses dynamiques et faire de l’hospitalité active pour les diversités du vivant. En référence aux cultures de l’hospitalité courantes dans les traditions paysannes, pour les valoriser et les élargir au monde non-humain, on pourrait parler ici d’hospitalité paysanne pour la vie sauvage.