Historiquement, la vallée du Rhône était une vaste zone humide où les libellules abondaient. Largement asséchée et drainée, les populations de libellules se trouvent désormais cantonnées aux zones humides résiduelles, aux abords des grands et petits cours d’eau, et sur les étangs artificiels, les retenues agricoles et les mares.
Favoriser le retour des zones humides et creuser des mares permettent à certaines espèces des eaux lentiques de réapparaître.
Il y a plusieurs grands types d’écologie chez les odonates, mais si l’on veut simplifier le trait, on trouve en particulier des espèces inféodées aux eaux courantes (Gomphes, Aeshne paisible, Caloptéryx, Cordulégastres…) et des espèces inféodées aux eaux stagnantes (Orthétrums, Sympétrums, Aeshnes, Anax, majorité des agrions et des lestes…). Certaines sont très spécialistes, d’autres beaucoup plus ubiquistes. D’autres apprécient les milieux pionniers, d’autres les grands étangs.
Jusqu’en 2019, la ferme du Grand Laval comptait trois types d’habitats pour les libellules :
-le Ru du Moulin, peuplé par les Caloptéryx, mais aussi par l’Agrion à large pattes et le cordulégastre annelé
-l’étang de la maison familial, créé en 1973, qui abrite quelques espèces des milieux stagnants
-le petit marais à l’ouest et sa roselière, spontané sur la ferme.
Il a ensuite été décidé d’essayer de maximiser l’accueil des libellules sur la ferme, en créant un réseau dense de mares. Ces insectes prédateurs ont un rôle important dans les écosystèmes et nous avons fait le pari que leur présence en abondance permettrait de jouer un rôle dans le maintien à bas niveau des espèces d’insectes potentiellement impactantes pour les cultures et les arbres fruitiers. Ce sont des prédateurs tant à l’état de larves aquatiques que pendant leur phase adulte.
Ainsi, en 2019, une première mare et 6 mini mares (d’1 m2) ont été creusées sur la ferme. Puis trois autres en 2020. Et, grâce à un financement de l’Agence de l’eau RMC dans le cadre du Marathon de la biodiversité porté par l’agglo de Valence-Romans, 13 mares et 2 lônes ont été créées (7 mares et 1 lône en 2022, 6 mares et 1 lône en 2023), et un fossé souterrain a été réouvert en 2023. En 2024, toute une prairie a été inondée.
Ainsi, les habitats humides se sont fortement amplifiés sur la ferme.
Nous comptons les libellules depuis 2022 et, si nous manquons hélas de données antérieures, les résultats des trois dernières années nous apportent déjà des informations intéressantes.
Les libellules sont des organismes que l’on peut observer un peu partout, parfois loin de l’eau, lorsqu’elles chassent (surtout les « vraies » libellules : les anisoptères).
On en compte 98 espèces en France.
Sur la seule commune de Montélier, si l’on exclut la ferme du Grand Laval, les bases de données naturalistes nous apprennent que 31 espèces y ont été observées au cours de la dernière décennie. En tout, le département de la Drôme accueille 66 espèces d’odonates.
Et la ferme du Grand Laval ? Nous en sommes à 44 espèces recensées. Soit près de la moitié du total des espèces connues en France, et un peu plus des deux-tiers des espèces drômoises. Et 0,8% de la diversité mondiale, qui se situe autour de 5600 espèces.
La création des 13 mares, des deux lônes, la réouverture des rivières et l’inondation de la prairie ont eu un effet spectaculaire sur les peuplements. Nous mettons en place depuis 2022 le STELI, « Suivi Temporel des Libellules », qui consiste à effectuer 9 comptages de 3h sur la partie historique de la ferme (les 17 ha repris en 2006) entre le 15 mai et le 15 septembre.
Ces suivis protocolés constituent un effort d’échantillonnage très élevé : ils permettent de capter entre 90 et 97% des espèces observées durant l’année sur la ferme.
Ils nous apprennent qu’entre 2022 et 2024, les populations d’odonates de la ferme ont été multipliées par 4.
Chaque espèce a une période de vol plus ou moins restreinte, et les 9 passages permettent d’échantillonner les populations de chaque espèce lors de leur expression maximale. Ainsi, l’indicateur le plus intéressant consiste à faire comparer la somme des maxima annuels pour chaque espèce (courbe bleue du graphe « abondance en odonates »), car il est moins sensible aux aléas météorologiques que la moyenne ou l’abondance totale de l’ensemble des passages (courbe orange).
En termes d’abondance, 21 espèces n’ont jamais dépassé l’effectif de 5 individus volants vus au cours d’une même journée sur la ferme.
Si l’on restreint l’analyse aux 23 espèces comptant un effectif journalier maximum supérieur à 5 individus, les bons les plus spectaculaires concernent les espèces suivantes :
– L’Agrion mignon Coenagrion scitulum, qui n’était présent que sur une seule mare en 2022 (4 individus), totalisait des maxima journaliers de 30 inds en 2023 et 500 en 2024.
– La Libellule écarlate Crocothemis erythraea : cette espèce affectionne les grandes mares et les étangs ; elle a été particulièrement favorisée par les aménagements réalisés et les comptages annuels maxima sont passés de 4 en 2022 à 30 en 2023 et 85 en 2024.
– Les Agrions de mercure Coenagrion mercuriale (X 2,5), jouvencelle C. puella (X 5), à large pattes Platycnemis pennipes (X4) et élégant Ischnura elegans (X4,5) qui ont bénéficié des mares et des prairies humides.
– Le Calopteryx haemorroïdal Calopteryx haemorroidalis (X5), favorisé par l’ouverture du nouveau ruisseau.
– L’Orthétrum bleuissant Orthetrum coerulescens, passé d’un maximum de 10 en 2022 à 100 en 2024.
Au contraire, une espèce semble afficher un déclin, le Caloptéryx vierge Calopteryx virgo, probablement défavorisé par les étés très chauds : les maxima passent de 35 en 2022 à 30 en 2023 et 4 en 2024.
Plusieurs espèces ont connu un pic en 2023 pour redescendre en 2024 (Libellules fauve Libellula fulva et déprimée L. depressa, Agrion de Vander Linden Erythromma lindenii, Agrion nain Ischnura pumilio, Gomphe à pinces Onychogomphus forcipatus).
En termes de répartition sur la ferme, la diversité des habitats humides et aquatiques constitue un atout important. Certaines espèces ne sont présentes que sur les mares (Agrion délicat Ceriagrion tenellum, par exemple), d’autres ne fréquentent que le ru (Aeshne paisible Boyeria irene), tandis que les prairies humides favorisent l’Agrion de mercure et l’Orthetrum brun Orthetrum brunneum. Le ruisseau réouvert et aménagé avec des ouvrages castor mimétiques a déjà accueilli au moins 29 espèces de libellules en deux ans d’existence, soit les deux-tiers des espèces de la ferme.
Parmi les espèces encore rares sur la ferme, signalons l’arrivée du Leste verdoyant Lestes virens en 2023 et du Leste sauvage Lestes barbarus en 2024, le passage d’un Anax porte-coupe Hemianax ephippiger en 2023, l’arrivée de quelques Trithémis annelés Trithemis annulata en 2023 et 2024 et l’observation de deux Aeshnes printanières Brachytron pratense en 2024.
En plus de l’accroissement des zones humides sur la ferme, les libellules ont bénéficié d’une année 2024 particulièrement pluvieuse. Il est ainsi probable que les peuplements rediminuent quelque peu en 2025 si la pluviosité est moindre. Ainsi, en 2024, si les peuplements de libellules ont été florissants, l’inverse a été constaté pour les papillons, qui feront l’objet d’une prochaine analyse.